L'émission, présentée avec Emmanuelle Gave, la fille de l'auteur, commence par un retour sur le portefeuille idéal selon Charles Gave, que l'on peut retrouver sur le site de l'Institut des Libertés, avec une part agressive ou offensive et une part défensive, ainsi que des graphiques. C'est l'occasion de faire une rétrospective de la carrière de Gave dans la finance, avec des moments forts, comme le premier choc pétrolier ou les années Ronald Reagan (1911-2004). Le but est de comprendre, dans des périodes inflationnistes ou déflationnistes, ce que peut apporter un financier.
Un modèle est une façon rapide de résumer la réalité. Là où un modèle devient plus intéressant que d'habitude, c'est quand il ne marche plus, parce qu'un élément nouveau apparaît et qu'il faut se demander quel est son impact. L'inverse est valable aussi : on peut se demander si un modèle donné va toujours fonctionner dans une période de rupture historique, comme par exemple la crise des subprimes de 2008. En mars 2008, on avait l'impression que le capitalisme se brisait définitivement. C'était le moment où, selon un modèle efficient, il fallait acheter au son du canon.
Gave a donc construit un portefeuille type, avec deux parts distinctes : l'une agressive ou offensive, l'autre défensive. La part agressive ou offensive comprend toujours : Accor, Air Liquide, Schneider, LVMH, L'Oréal, Pernod Ricard, Capgemini, Sodexo, TotalEnergies, Danone. Ce sont les dix entreprises dont le fonctionnement est indépendant des politiques de l'État. Rappelons que les multinationales (comme les entreprises citées) produisent partout et vendent partout, contrairement aux transnationales (comme Apple), qui sont plus fragiles que les précédentes.
Pour garder le même exemple, Apple a tous ses centres de recherche aux États-Unis et tous ses centres de production en Chine, ce qui n'est pas viable du point de vue de l'antifragilité, car en cas de guerre entre les États-Unis et la Chine, Apple ne produit plus rien donc ne vend plus rien. Une autre forme à éviter est celle des entreprises domestiques (comme Fleury Michon), car leur prise de risque est trop importante du fait qu'elles ne maîtrisent qu'un seul marché. Il faut également prendre en compte la ventilation. Carrefour, par exemple, vend surtout en France et dans les pays européens, alors que Danone est sur un plus grand nombre de marchés.
La part défensive, elle, comprend deux tiers d'obligations chinoises et un tiers d'or. Les obligations chinoises, en effet, ont une faible volatilité, contrairement à l'or. Il faut toujours regarder la rentabilité à long terme et la volatilité à court terme. Avec un équilibre entre la part agressive et la part défensive, le risque est amorti : si l'on est perdant, à un moment donné, avec le marché des actions, on peut en acheter pendant qu'elles baissent et revendre des obligations chinoises ou de l'or en train de monter. Il faut donc, selon Warren Buffett et d'autres experts, faire l'inverse de ce qui se pratique sous le coup de l'émotion. Autrement dit, il faut acheter quand les prix baissent.
Suivre un système qui incite à acheter quand les prix baissent et à vendre quand les prix montent permet de sortir d'une atmosphère de crainte, de panique face aux fluctuations. L'automatisation de la gestion du portefeuille est la clé de la gestion des émotions dans la finance. Il faut comprendre aussi que, contrairement à une idée reçue, le marché de la Bourse de Paris ne doit pas son maintien au seul secteur du luxe. La preuve : sur les dix entreprises citées, une seule appartient à ce secteur. On peut donc améliorer ses résultats tout en revendant fréquemment du LVMH.
Contrairement au marché obligataire français, le marché obligataire chinois bénéficie de décisions politiques visant à le rendre attractif. En France, on ne peut demander à des obligations dont le prix a été manipulé pour atteindre des cours dérisoires de servir de protection. En Chine, il y a une volonté de faire en sorte que les obligations deviennent un placement sans risque pour toute la zone asiatique. On ne peut donc accuser Gave de travailler pour le parti communiste chinois : quand on perd 23 % avec les obligations françaises, on gagne 19 % avec les obligations chinoises.
Pour Max Weber (1864-1920), il y a deux éthiques : une éthique de responsabilité et une éthique personnelle. L'éthique de responsabilité de Gave en tant que professionnel de l'épargne, dans ses interventions, consiste à indiquer à ses auditeurs comment ils peuvent maintenir leur épargne. Dans cette perspective, il apparaît que le meilleur placement obligataire, en 2023, reste la Chine. Les éventuelles réticences, par ailleurs, à l'encontre du régime politique chinois relèveraient d'une éthique personnelle. Or, cette dernière impliquant une décision personnelle, nul ne peut, par définition, prendre une telle décision à la place de la personne concernée. Autrement dit : à vous de voir.
D'une part, il faut regarder la finance d'un œil froid pour se prémunir du danger et du risque émotionnels. D'autre part, il faut comprendre le profit que l'on peut retirer d'une approche mélangée. Pour faire image, prenons l'exemple d'une course de chevaux : contrairement à ceux qui cherchent à savoir qui sera le vainqueur et à tout miser sur ce dernier, ce qui réduit d'emblée les probabilités de succès, il vaut mieux, pour augmenter ses chances de toujours gagner, éliminer, sur dix ou douze chevaux, les quatre ou cinq qui n'ont aucune chance.
La question est : comment gérer un portefeuille hors de l'indexation ? Aujourd'hui, les portefeuilles dans les grandes institutions sont tous gérés en fonction de l'indexation, d'où une forte probabilité de surévaluation et de pertes importantes en cas de retournement historique. C'est pourquoi, afin d'éviter d'avoir des problèmes avec la concurrence, tout le monde a tendance à copier tout le monde, et à suivre des modèles mathématiques. La contradiction est que 80 % des richesses sont produites hors de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), alors que 80 % de la valorisation boursière vient des entreprises cotées au sein de l'OCDE.
Concernant le changement des règles pouvant intervenir en cours de route, c'est notre expérience sur les marchés qui nous aide à établir des pronostics. Gave avait ainsi anticipé, avec l'avènement de l'euro, la destruction du système bancaire et celle de l'épargne longue. En maintenant l'euro, les politiques ont maintenu des conséquences négatives à l'échelle de l'Europe entière. En 1971, après des études d'économie puis en business school, Gave arrivait à ce qui s'appelait encore la Banque de Suez, au moment de la rupture du lien entre le dollar et l'or.
Avant, il y avait un système de taux de change fixes avec le dollar. Les États-Unis déterminaient le niveau des taux d'intérêt pour le monde entier. Ils avaient alors les taux d'intérêt les plus bas du monde. Sur le marché, il fallait simplement regarder si les actions étaient peu onéreuses par rapport à un historique. Puis, d'un seul coup, les taux d'intérêt et les taux de change se sont mis à flotter librement, et les gérants n'y comprenaient plus rien. Un marché baissier commençait en janvier 1973 pour se terminer en janvier 1974. Le marché anglais baissait de 90 %, l'inflation explosait (alimentation, pétrole). La décennie 1970 fut un désastre financier. La Bourse mesurant la rentabilité marginale du capital investi, quand elle s'écroule c'est parce que la rentabilité baisse, d'où le chômage et son ascension.
Gave expliquait déjà la situation à la banque qui l'employait alors, mais avait peu d'écoute. Il rencontra ensuite des gérants suisses, un agent de change anglais et une petite banque parisienne, qui donnèrent leur accord pour que Gave crée un centre de recherche. Il faut rappeler que, à l'époque (où la gestion et la finance comptaient moins que les prêts commerciaux), les pourcentages se calculaient encore à la main, ainsi que les corrélations, les effets d'anticipation, et les informations étaient difficiles à trouver. C'était donc un travail artisanal.
Il s'attendait, ainsi, à avoir de petites banques dans son portefeuille de clients mais, suite à ses premières publications, de grands groupes commencèrent à s'y intéresser. D'ailleurs, les petites banques fonctionnaient par rapport aux informations que leur donnaient les grandes banques auxquelles elles étaient liées, et qui avaient plus d'argent. De 1973 à 1980, il n'y avait, autour de Gave, qu'un noyau de quelques personnes pour faire avec lui le travail de recherche et, à la main toujours, les graphiques. Au début des années 1980, ils avaient trois cents clients dans le monde entier.
En 1978, Gave achetait son premier ordinateur, qui coûtait 600000 francs, soit le prix d'un appartement, lui permettant de soigner la présentation des graphiques. Il se rendit compte que certains schémas visuels se répétaient : quand les réserves de change du Japon montaient, les réserves de change du yen montaient aussi. De la liquidité entrait dans l'économie japonaise, du fait de l'achat de yens, et la Bourse avait tendance à suivre. Il fallait d'abord regarder le cours de change, puis vérifier si les réserves de change montaient durablement ou si c'était un mouvement à court terme.
Le phénomène est comparable à la corrélation que Gave avait établie entre le S&P 500 (de Standard & Poor's) et le cours de l'or sur cent ans. Quand, au contraire, une valeur s'écarte considérablement de la moyenne, on peut la voir comme un indice de ce qu'il faut acheter. Arrive 1981 et l'élection de François Mitterrand (1916-1996). Ne voulant pas vivre dans un pays dont certains ministres sont communistes, Gave et sa famille partent à Londres. L'Angleterre de l'époque n'était pourtant pas motivée, au début, par la recherche du profit. Mais la politique de Margaret Thatcher (1925-2013) ne tarde pas à produire ses effets, et c'est le début de la grande finance.
Pendant ce temps, en France, Pierre Mauroy (1928-2013) applique le contrôle des changes, le blocage des prix et une politique protectionniste. Il est toujours salué par Jacques Attali comme "le meilleur ministre de Mitterrand". Le problème de cette politique est que la rentabilité de la base industrielle française (qui, d'ailleurs, n'était même pas le but visé) reposait sur un avantage comparatif à l'export, parce que le franc chutait. Autrement, l'industrie française aurait déjà été en difficulté. C'est pourquoi il faut se méfier du levier protectionniste.
En 1983, Gave rend visite à JPMorgan à New York. Il va voir son service de gestion et lui parle des taux français à 17 % sur les obligations à dix ans. Il rentre puis, trois jours après, reçoit un appel de JPMorgan lui demandant comment faire pour acheter des obligations françaises. Il y avait pourtant une agence JPMorgan à Paris, mais les agences ne communiquaient pas entre elles comme aujourd'hui, où il suffit d'appuyer sur un bouton pour acheter n'importe quelle obligation partout dans le monde. Tout restait à faire à ce niveau, et Gave était un pionnier.
C'est ainsi que, d'abord simple analyste, il a ensuite été sollicité pour, en plus, gérer l'argent des autres. Ses clients lui confient alors une partie de l'argent qu'ils ont en dépôt, dont il s'occupe avec l'aide d'un autre expert maîtrisant l'outil informatique. Malgré la pression de cette lourde responsabilité, la structure fonctionne jusqu'aux années 1993-1994, où une série de circonstances entraîne la décision de vendre, décision actée en 1997. Certes, la gestion était plus rentable que l'analyse, mais toutes les bonnes idées de gestion venaient de l'analyse.
La création de Gavekal, une autre structure de recherche et de gestion, s'est faite juste avant les années 2000, en prévision du boom asiatique qui allait suivre. L'idée de base allait se concrétiser à travers les échanges tendus entre Charles Gave et un keynésien, Anatole Kalensky. L'une des principales difficultés de l'entreprise, rendant le métier de gestionnaire intellectuellement éprouvant, tiendrait, comme précédemment, à la lourdeur du processus de décision et de ses conséquences dans le long terme.
Gave a donc quitté Londres pour aller à Hong Kong. Aujourd'hui, Gavekal a plus de mille clients dans soixante-cinq pays. De retour à Paris au bout de sept ou huit ans, Gave s'est recentré sur le sujet qui l'intéresse le plus actuellement dans la finance : la construction de portefeuille (alors que la première partie de sa vie professionnelle était davantage consacrée aux taux d'intérêt, aux taux de change et aux monnaies). Avant, son analyse portait prioritairement sur le fait que, les Asiatiques devenant plus riches que les Européens, la clientèle de LVMH, par exemple, basculerait du côté asiatique ; maintenant, sa préoccupation est plutôt de se demander avec quoi équilibrer LVMH dans un portefeuille.
La construction de portefeuille est une branche d'avenir dans les métiers de la finance. Ces derniers doivent, cependant, s'attendre à des difficultés persistantes, notamment à cause de réglementations inadaptées, s'inspirant d'outils d'analyse du risque (comme la Value at Risk) qui ne fonctionnent pas mais dont JPMorgan continue pourtant à se servir, car ayant trop investi en ce sens pour vouloir faire machine arrière. Résultat : aujourd'hui un client hollandais peut se retrouver en situation de devoir investir dans un fonds de pension où il sait qu'il va perdre de l'argent, du fait d'une réglementation de la Banque Centrale exigeant des quotas.
Un modèle est une façon rapide de résumer la réalité. Là où un modèle devient plus intéressant que d'habitude, c'est quand il ne marche plus, parce qu'un élément nouveau apparaît et qu'il faut se demander quel est son impact. L'inverse est valable aussi : on peut se demander si un modèle donné va toujours fonctionner dans une période de rupture historique, comme par exemple la crise des subprimes de 2008. En mars 2008, on avait l'impression que le capitalisme se brisait définitivement. C'était le moment où, selon un modèle efficient, il fallait acheter au son du canon.
Gave a donc construit un portefeuille type, avec deux parts distinctes : l'une agressive ou offensive, l'autre défensive. La part agressive ou offensive comprend toujours : Accor, Air Liquide, Schneider, LVMH, L'Oréal, Pernod Ricard, Capgemini, Sodexo, TotalEnergies, Danone. Ce sont les dix entreprises dont le fonctionnement est indépendant des politiques de l'État. Rappelons que les multinationales (comme les entreprises citées) produisent partout et vendent partout, contrairement aux transnationales (comme Apple), qui sont plus fragiles que les précédentes.
Pour garder le même exemple, Apple a tous ses centres de recherche aux États-Unis et tous ses centres de production en Chine, ce qui n'est pas viable du point de vue de l'antifragilité, car en cas de guerre entre les États-Unis et la Chine, Apple ne produit plus rien donc ne vend plus rien. Une autre forme à éviter est celle des entreprises domestiques (comme Fleury Michon), car leur prise de risque est trop importante du fait qu'elles ne maîtrisent qu'un seul marché. Il faut également prendre en compte la ventilation. Carrefour, par exemple, vend surtout en France et dans les pays européens, alors que Danone est sur un plus grand nombre de marchés.
La part défensive, elle, comprend deux tiers d'obligations chinoises et un tiers d'or. Les obligations chinoises, en effet, ont une faible volatilité, contrairement à l'or. Il faut toujours regarder la rentabilité à long terme et la volatilité à court terme. Avec un équilibre entre la part agressive et la part défensive, le risque est amorti : si l'on est perdant, à un moment donné, avec le marché des actions, on peut en acheter pendant qu'elles baissent et revendre des obligations chinoises ou de l'or en train de monter. Il faut donc, selon Warren Buffett et d'autres experts, faire l'inverse de ce qui se pratique sous le coup de l'émotion. Autrement dit, il faut acheter quand les prix baissent.
Suivre un système qui incite à acheter quand les prix baissent et à vendre quand les prix montent permet de sortir d'une atmosphère de crainte, de panique face aux fluctuations. L'automatisation de la gestion du portefeuille est la clé de la gestion des émotions dans la finance. Il faut comprendre aussi que, contrairement à une idée reçue, le marché de la Bourse de Paris ne doit pas son maintien au seul secteur du luxe. La preuve : sur les dix entreprises citées, une seule appartient à ce secteur. On peut donc améliorer ses résultats tout en revendant fréquemment du LVMH.
Contrairement au marché obligataire français, le marché obligataire chinois bénéficie de décisions politiques visant à le rendre attractif. En France, on ne peut demander à des obligations dont le prix a été manipulé pour atteindre des cours dérisoires de servir de protection. En Chine, il y a une volonté de faire en sorte que les obligations deviennent un placement sans risque pour toute la zone asiatique. On ne peut donc accuser Gave de travailler pour le parti communiste chinois : quand on perd 23 % avec les obligations françaises, on gagne 19 % avec les obligations chinoises.
Pour Max Weber (1864-1920), il y a deux éthiques : une éthique de responsabilité et une éthique personnelle. L'éthique de responsabilité de Gave en tant que professionnel de l'épargne, dans ses interventions, consiste à indiquer à ses auditeurs comment ils peuvent maintenir leur épargne. Dans cette perspective, il apparaît que le meilleur placement obligataire, en 2023, reste la Chine. Les éventuelles réticences, par ailleurs, à l'encontre du régime politique chinois relèveraient d'une éthique personnelle. Or, cette dernière impliquant une décision personnelle, nul ne peut, par définition, prendre une telle décision à la place de la personne concernée. Autrement dit : à vous de voir.
D'une part, il faut regarder la finance d'un œil froid pour se prémunir du danger et du risque émotionnels. D'autre part, il faut comprendre le profit que l'on peut retirer d'une approche mélangée. Pour faire image, prenons l'exemple d'une course de chevaux : contrairement à ceux qui cherchent à savoir qui sera le vainqueur et à tout miser sur ce dernier, ce qui réduit d'emblée les probabilités de succès, il vaut mieux, pour augmenter ses chances de toujours gagner, éliminer, sur dix ou douze chevaux, les quatre ou cinq qui n'ont aucune chance.
La question est : comment gérer un portefeuille hors de l'indexation ? Aujourd'hui, les portefeuilles dans les grandes institutions sont tous gérés en fonction de l'indexation, d'où une forte probabilité de surévaluation et de pertes importantes en cas de retournement historique. C'est pourquoi, afin d'éviter d'avoir des problèmes avec la concurrence, tout le monde a tendance à copier tout le monde, et à suivre des modèles mathématiques. La contradiction est que 80 % des richesses sont produites hors de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), alors que 80 % de la valorisation boursière vient des entreprises cotées au sein de l'OCDE.
Concernant le changement des règles pouvant intervenir en cours de route, c'est notre expérience sur les marchés qui nous aide à établir des pronostics. Gave avait ainsi anticipé, avec l'avènement de l'euro, la destruction du système bancaire et celle de l'épargne longue. En maintenant l'euro, les politiques ont maintenu des conséquences négatives à l'échelle de l'Europe entière. En 1971, après des études d'économie puis en business school, Gave arrivait à ce qui s'appelait encore la Banque de Suez, au moment de la rupture du lien entre le dollar et l'or.
Avant, il y avait un système de taux de change fixes avec le dollar. Les États-Unis déterminaient le niveau des taux d'intérêt pour le monde entier. Ils avaient alors les taux d'intérêt les plus bas du monde. Sur le marché, il fallait simplement regarder si les actions étaient peu onéreuses par rapport à un historique. Puis, d'un seul coup, les taux d'intérêt et les taux de change se sont mis à flotter librement, et les gérants n'y comprenaient plus rien. Un marché baissier commençait en janvier 1973 pour se terminer en janvier 1974. Le marché anglais baissait de 90 %, l'inflation explosait (alimentation, pétrole). La décennie 1970 fut un désastre financier. La Bourse mesurant la rentabilité marginale du capital investi, quand elle s'écroule c'est parce que la rentabilité baisse, d'où le chômage et son ascension.
Gave expliquait déjà la situation à la banque qui l'employait alors, mais avait peu d'écoute. Il rencontra ensuite des gérants suisses, un agent de change anglais et une petite banque parisienne, qui donnèrent leur accord pour que Gave crée un centre de recherche. Il faut rappeler que, à l'époque (où la gestion et la finance comptaient moins que les prêts commerciaux), les pourcentages se calculaient encore à la main, ainsi que les corrélations, les effets d'anticipation, et les informations étaient difficiles à trouver. C'était donc un travail artisanal.
Il s'attendait, ainsi, à avoir de petites banques dans son portefeuille de clients mais, suite à ses premières publications, de grands groupes commencèrent à s'y intéresser. D'ailleurs, les petites banques fonctionnaient par rapport aux informations que leur donnaient les grandes banques auxquelles elles étaient liées, et qui avaient plus d'argent. De 1973 à 1980, il n'y avait, autour de Gave, qu'un noyau de quelques personnes pour faire avec lui le travail de recherche et, à la main toujours, les graphiques. Au début des années 1980, ils avaient trois cents clients dans le monde entier.
En 1978, Gave achetait son premier ordinateur, qui coûtait 600000 francs, soit le prix d'un appartement, lui permettant de soigner la présentation des graphiques. Il se rendit compte que certains schémas visuels se répétaient : quand les réserves de change du Japon montaient, les réserves de change du yen montaient aussi. De la liquidité entrait dans l'économie japonaise, du fait de l'achat de yens, et la Bourse avait tendance à suivre. Il fallait d'abord regarder le cours de change, puis vérifier si les réserves de change montaient durablement ou si c'était un mouvement à court terme.
Le phénomène est comparable à la corrélation que Gave avait établie entre le S&P 500 (de Standard & Poor's) et le cours de l'or sur cent ans. Quand, au contraire, une valeur s'écarte considérablement de la moyenne, on peut la voir comme un indice de ce qu'il faut acheter. Arrive 1981 et l'élection de François Mitterrand (1916-1996). Ne voulant pas vivre dans un pays dont certains ministres sont communistes, Gave et sa famille partent à Londres. L'Angleterre de l'époque n'était pourtant pas motivée, au début, par la recherche du profit. Mais la politique de Margaret Thatcher (1925-2013) ne tarde pas à produire ses effets, et c'est le début de la grande finance.
Pendant ce temps, en France, Pierre Mauroy (1928-2013) applique le contrôle des changes, le blocage des prix et une politique protectionniste. Il est toujours salué par Jacques Attali comme "le meilleur ministre de Mitterrand". Le problème de cette politique est que la rentabilité de la base industrielle française (qui, d'ailleurs, n'était même pas le but visé) reposait sur un avantage comparatif à l'export, parce que le franc chutait. Autrement, l'industrie française aurait déjà été en difficulté. C'est pourquoi il faut se méfier du levier protectionniste.
En 1983, Gave rend visite à JPMorgan à New York. Il va voir son service de gestion et lui parle des taux français à 17 % sur les obligations à dix ans. Il rentre puis, trois jours après, reçoit un appel de JPMorgan lui demandant comment faire pour acheter des obligations françaises. Il y avait pourtant une agence JPMorgan à Paris, mais les agences ne communiquaient pas entre elles comme aujourd'hui, où il suffit d'appuyer sur un bouton pour acheter n'importe quelle obligation partout dans le monde. Tout restait à faire à ce niveau, et Gave était un pionnier.
C'est ainsi que, d'abord simple analyste, il a ensuite été sollicité pour, en plus, gérer l'argent des autres. Ses clients lui confient alors une partie de l'argent qu'ils ont en dépôt, dont il s'occupe avec l'aide d'un autre expert maîtrisant l'outil informatique. Malgré la pression de cette lourde responsabilité, la structure fonctionne jusqu'aux années 1993-1994, où une série de circonstances entraîne la décision de vendre, décision actée en 1997. Certes, la gestion était plus rentable que l'analyse, mais toutes les bonnes idées de gestion venaient de l'analyse.
La création de Gavekal, une autre structure de recherche et de gestion, s'est faite juste avant les années 2000, en prévision du boom asiatique qui allait suivre. L'idée de base allait se concrétiser à travers les échanges tendus entre Charles Gave et un keynésien, Anatole Kalensky. L'une des principales difficultés de l'entreprise, rendant le métier de gestionnaire intellectuellement éprouvant, tiendrait, comme précédemment, à la lourdeur du processus de décision et de ses conséquences dans le long terme.
Gave a donc quitté Londres pour aller à Hong Kong. Aujourd'hui, Gavekal a plus de mille clients dans soixante-cinq pays. De retour à Paris au bout de sept ou huit ans, Gave s'est recentré sur le sujet qui l'intéresse le plus actuellement dans la finance : la construction de portefeuille (alors que la première partie de sa vie professionnelle était davantage consacrée aux taux d'intérêt, aux taux de change et aux monnaies). Avant, son analyse portait prioritairement sur le fait que, les Asiatiques devenant plus riches que les Européens, la clientèle de LVMH, par exemple, basculerait du côté asiatique ; maintenant, sa préoccupation est plutôt de se demander avec quoi équilibrer LVMH dans un portefeuille.
La construction de portefeuille est une branche d'avenir dans les métiers de la finance. Ces derniers doivent, cependant, s'attendre à des difficultés persistantes, notamment à cause de réglementations inadaptées, s'inspirant d'outils d'analyse du risque (comme la Value at Risk) qui ne fonctionnent pas mais dont JPMorgan continue pourtant à se servir, car ayant trop investi en ce sens pour vouloir faire machine arrière. Résultat : aujourd'hui un client hollandais peut se retrouver en situation de devoir investir dans un fonds de pension où il sait qu'il va perdre de l'argent, du fait d'une réglementation de la Banque Centrale exigeant des quotas.